Je me suis plus inscrite sur AFF par désœuvrement que par réelle volonté de rencontrer des partenaires sexuels. Je ne réponds d’ailleurs qu’à très peu de messages et je ne suis pas active dans mes recherches, j’attends que l’on me contacte. En répondant à la sollicitation d’un membre — un message assez accrocheur pour que je daigne renvoyer la balle, mais somme toute pas si intéressant que ça — j’étais alors loin de me douter que j’allais vivre une aventure particulière.
Cette rencontre, fortuite — mais pas tant que ça puisque parrainée par AFF — a tout d’abord débuté par quelques badinages inoffensifs sur le site. À partir du quatrième message, nous nous sommes communiqué nos adresses mails et nous avons convenu de désormais nous écrire via nos boîtes de réception respectives. Je possède un compte Hotmail spécifique sur lequel j’oriente mes contacts rencontrés sur des réseaux sociaux. Après avoir échangé deux messages, nous nous sommes retrouvés sur MSN. À partir de là, nos échanges ont commencé à prendre des proportions inquiétantes, nous passions en moyenne cinq ou six heures par jour à discuter de tout et de rien, pas forcément de sexe. Nous nous sommes mutuellement avoués que nous étions tous les deux déjà engagés dans des relations de couple ; j’ai un petit ami, il est marié. Nous avons échangé une centaine de photographies que nous prenions à l’aide de l’application Photo Booth. Par contre, nous évitions soigneusement de nous livrer à des vidéos conférences sur Skype, je ne sais pas si nous souhaitions conserver un certain mystère ou bien si nous avions peur d’être déçus l’un par l’autre avant même d’avoir pris le temps de nous rencontrer. Toujours est-il que nos discussions sur MSN ont duré environ trois semaines avant que nous prenions la décision de nous rencontrer IRL. Cette rencontre était rendue d’autant plus difficile que près de 600 kilomètres nous séparaient. À dessein, il avait mal renseigné son profil AFF ; il y a plus de rencontres à faire sur Paris que dans un bled paumé au fin fond de la campagne. Il n’avait pas menti que sur ce point, j’y reviendrais.
Il est certain que jamais je n’aurais pu rencontrer cet homme IRL, en raison de l’éloignement géographique tout d’abord, mais aussi à cause de notre grande différence d’âge. Un point tout de même n’a pas manqué de nous amuser : il est sorti diplômé, il y a une vingtaine d’années, de la même école que celle ou je poursuis actuellement mes études. La preuve que les sites de rencontre ne sont pas vraiment des vecteurs de mixité sociale. Dans notre évaluation des membres, on a tendance à accorder une grande importance à certains points qui nous paraissent refléter une certaine proximité culturelle, une identité de vues ou de catégorie sociale. Pour ma part je suis très sensible à la syntaxe et à l’orthographe et je ne réponds jamais à des messages qui font l’impasse sur le respect de la langue française.
Enfin, toujours est-il que nous avions pu nous rencontrer. Seulement, une rencontre qui s’était faite sur un site réputé pour encourager des rencontres à caractère plus sexuel qu’amoureux ne laissait pas augurer autre chose qu’une ou quelques nuits de « sexe sans prise de tête » comme le revendiquent la plupart des internautes inscrits sur AFF. Or les événements se sont enchaînés d’une manière assez insolite ; nous nous sommes donnés rendez-vous dans un café, en pleine journée — ce qui permet de s’éclipser poliment dans le cas où l’un d’entre nous, déçu, ne souhaiterait pas donner suite à cette rencontre — et il nous a fallu un peu de temps pour retrouver la même verve que dans nos précédents échanges virtuels. L’expérience s’est finalement avérée concluante, et je l’ai invité à venir dormir chez moi. Je passe sous silence la suite, sauf pour vous dire que nous avons ainsi passé trois nuits très agréables.
Après son départ de Paris, nous avons continué à nous écrire via des logiciels de messagerie instantanée, nous essayions chacun de savoir ce que l’autre avait pensé de cette rencontre. Lorsque mon application MSN tombait en rade, je me connectais à Adium, lorsque j’étais en cours j’utilisais Web Messenger puis Meebo afin de pouvoir continuer à converser avec lui. Les choses devenaient sérieuses et nous passions de plus en plus de temps vissés à nos écrans d’ordinateur, nous restions connectés sur MSN parfois jusqu’à huit heures par jour. Et puis il émit l’idée que nous pourrions essayer de continuer à dormir ensemble, faisant fi des 600 kilomètres qui nous séparaient. Il me proposa donc d’utiliser Skype afin de pouvoir nous endormir de concert et nous réveiller côte à côte. Le matin, nous prenions notre café ensemble. L’idée était plutôt étrange, frisant presque le ridicule, mais nous avons tout de même renouvelé l’expérience un grand nombre de fois. Henry Jenkins donne à ce genre de pratique le nom de « telecocooning » *.
Par ailleurs nous échangions beaucoup d’informations en nous envoyant des liens vers des articles que d’autres ou que nous avions écrit — moi sur mon blog et lui dans un cadre plus professionnel. Durant la nuit des élections américaines, nous sommes restés éveillés jusqu’au petit matin, découvrant et commentant de concert les résultats des scrutins.
Nous ne nous étions vus que trois jours seulement, et pourtant, nous avions le sentiment de nous connaître beaucoup mieux que ça. Nous avions échangé sur MSN des informations plutôt intimes ; le virtuel nous désinhibait. S’ouvrir à l’autre est sûrement plus facile sur Internet que dans un vrai face à face, car ce qu’on écrit semble avoir moins de poids que ce que l’on peut se dire IRL. Or il n’en est rien, les paroles s’envolent et les écrits restent dit-on. J’enregistre toutes mes conversations MSN, de quelque teneur qu’elles soient…
Au bout d’un mois, nous avons pu nous retrouver à Paris, et pendant dix jours, nous nous sommes côtoyés. Il devenait clair que des émotions, des sentiments particuliers commençaient à se dessiner. J’appris au passage qu’il s’était rajeuni de six ans sur son profil AFF afin de pouvoir indiquer, comme dans les catalogues de vente par correspondance qui affichent des prix à 19€99, un âge un an en deçà d’une décimale canonique et possiblement clivante.
Depuis, je suis allée chez lui, pour y passer des vacances, et nous continuons ainsi à alterner relation charnelle et relation virtuelle, passant successivement d’un mode à l’autre. Nos connexions Internet nous permettent d’adoucir l’amertume de l’absence en maintenant un contact privilégié, même si la frustration est souvent au rendez-vous.
* « …young couples who remain in constant contact with each other throughout the day, thanks to their acces to various mobile technologies. They wake up together, work together, eat together, and go to bed together even though they live miles apart and may have face-to-face contact only few times a month. We might call it telecocooning.»
Henry JENKINS, Convergence Culture: Where old and new media collide, 2006.